Malgré le pacte Dutreil, le passage de témoin reste handicapé par le poids de la fiscalité.
Les chefs d’entreprise n’échappent pas à l’évolution démographique du pays : comme les Français, ils vieillissent. Ainsi,25 % des dirigeants ont plus de 60 ans et 11 % plus de 66 ans, selon un rapport de la délégation sénatoriale aux entreprises publié en octobre 2022. En conséquence, l’estimation la plus haute évalue à 700 000 le nombre d’entreprises, toutes tailles confondues, qui chercheront un repreneur dans les dix ans qui viennent. Mais le passage de témoin est complexe car la transmission reste pénalisée en France par le poids de la fiscalité. Un enjeu immense à l’heure où la France veut renouer avec la compétitivité et redonner des lettres de noblesse à son industrie.
« Une entreprise qui ne se transmet pas d’une génération à une autre, c’est une entreprise condamnée à être revendue. Et, dans une économie ouverte comme la nôtre, l’entreprise – surtout si elle est d’une taille importante – sera, dans la plupart des cas, vendue à une société étrangère, rappelle Renaud Dutreil, ministre chargé des PME sous la présidence de Jacques Chirac. La question de la transmission des entreprises françaises est donc véritablement une question de souveraineté et, donc, de compétitivité. »
L’ancien homme politique avait en son temps imaginé et mis en place le fameux pacte qui porte son nom pour faciliter le passage de témoin entre générations. Ce dispositif a réduit drastiquement le poids de la fiscalité sur la transmission, qui était alors fixée à 45 % et dénoncée comme confiscatoire par bien des familles incapables de s’en acquitter. Mais, depuis 2003 et l’entrée en vigueur du pacte Dutreil, des exonérations fiscales, à hauteur de 75 % de la valeur des titres cédés lors d’une donation ou d’une succession, sont prévues sous certaines conditions.
Ce choc fiscal a ainsi permis la transmission de nombreuses entreprises – on dénombrait 2 000 pactes Dutreil signés chaque année entre 2018 et 2020 -, notamment de grosses PME et entreprises de taille intermédiaire (ETI), dont le maintien sur le sol français est crucial pour l’économie tricolore. Une réalité dont Emmanuel Macron a conscience, lui qui a lancé le bien nommé programme Etincelles en novembre 2023 : il s’agit d’accompagner une centaine de PME pour les faire grossir et passer au niveau d’ETI. Car la France ne compte qu’autour de 6 000 ETI, contre pas moins de 12 000 en Allemagne et 8 000 en Italie. Le défi n’est donc pas des moindres, à l’heure où il faut compter en moyenne vingt et un ans pour qu’une PME devienne une ETI. En attendant de voir les premières croître, la question de la transmission des entreprises familiales – à l’heure où les dirigeants vieillissent – est donc fondamentale. Car un passage de témoin réussi garantit la pérennité des savoir-faire et la richesse du tissu économique, ainsi que la capacité de l’entreprise à grandir.
Renaud Dutreil souligne en effet que la force des entreprises familiales réside dans leur capacité à « avoir une vision de long terme » , qui dépasse le seul exercice comptable.
« Ces entreprises ont des racines, elles sont les seules à avoir une vision à plus de dix ans », appuie-t-il.
« Nous ne réfléchissons pas en trimestres mais en générations », aime ainsi à rappeler Philippe Grodner, PDG de l’ETI Simone Pérèle et président du Family Business Network France, une organisation qui réunit les entreprises familiales au niveau mondial. Une vision de long terme qui favorise notamment la prise de risque, souligne Renaud Dutreil.
« Chaque génération qui se succède apporte avec elle un nouveau projet, et une occasion pour l’entreprise de se réinventer afin de se pérenniser », pointe Axel Rebaudière, directeur général de KPMG. Pauline Boucon Duval – directrice générale du groupe Duval et deuxième génération à la tête de cette ETI née de métiers de l’immobilier – en sait quelque chose :
« Depuis mon arrivée dans le groupe, il y a douze ans, nous avons doublé de taille. »
Une qualité non négligeable pour ces entreprises, dont beaucoup sont ancrées sur des territoires qu’elles font vivre.
« Installé historiquement dans la commune de Landivisiau (Finistère), qui compte 9 500 habitants, notre groupe emploie600 personnes », se réjouit ainsi Clément Quéguiner, patron du groupe éponyme de négoce en matériaux et troisième génération à la tête de l’entreprise familiale. Participant au dynamisme territorial, les ETI, notamment familiales, apparaissent par ailleurs comme l’une des clés essentielles pour répondre à l’objectif de réindustrialisation que s’est fixé la France, sachant qu’environ 1 000 des quelque 6 000 ETI françaises sont industrielles.
« Les entreprises familiales sont particulièrement à même de répondre aux défis de notre temps, surtout à l’heure où le débat sur la politique de rentabilité a moins de sens et où il faut réfléchir en termes de performances extra financières, que les entreprises familiales savent porter », avance l’ancien ministre.
« Nous portons en effet les valeurs que renferment ces performances extra financières et de manière peut-être plus sincère, parce que nos entreprises sont bâties sur ces mêmes valeurs, ancrées dans nos familles », explique Benjamin Verlingue, directeur général délégué du courtier en assurances Adélaïde et qui est en train de prendre la suite de son père.
Or, à l’heure où la démographie des dirigeants inquiète, et malgré l’instauration du pacte Dutreil, le chantier de la transmission d’entreprise demeure immense. Bpifrance Le Lab estime à 37 500 le nombre d’entreprises familiales de plus de 10 salariés à transmettre dans les dix prochaines années dans son étude « Les entreprises familiales à l’épreuve des générations ».
Dans ce contexte, le nombre de transmissions baisse régulièrement, selon la délégation sénatoriale aux entreprises, qui souligne que « les opérations de cession ont diminué de 19 % entre 2010 et 2019. (…) Un ralentissement (…) confirmé entre 2019 et 2020 avec une nouvelle diminution de 16 %. »
Regrettant par la même occasion que la transmission soit aujourd’hui un « angle mort », les pouvoirs publics ayant jusqu’alors davantage focalisé leur attention sur l’accompagnement à la création d’entreprises qu’à la reprise.
Un trou dans la raquette qu’Olivia Grégoire, la ministre en charge des Entreprises, voudrait combler. Très sensible à la question, elle s’apprête à se lancer dans une tournée des écoles de commerce – qui démarrera en avril avec les Mardis de l’Essec – pour sensibiliser les jeunes entrepreneurs à la question de la transmission avec un mot d’ordre :
« Reprendre, c’est créer. »
Car, aujourd’hui, seules 14 % à 20 % des ETI françaises feraient l’objet d’une transmission familiale, celle-là même qui garantit la pérennité et la croissance de l’entreprise, quand la proportion atteint 50 % chez nos voisins allemands et 70 % en Italie, selon l’étude « ETI : la relève » réalisée par le Meti et KPMG.
« Le principal frein demeure aujourd’hui la fiscalité de la transmission », estime Paul Bougnoux, cofondateur et président de la banque d’affaires Largillière Finance.
« Même avec le pacte Dutreil, qui facilite le passage de témoin, les opérations restent fiscalisées. Et à l’heure où les dirigeants d’entreprise doivent investir massivement pour répondre aux défis que sont les transitions numériques, technologiques et surtout environnementales, ce poids de la fiscalité du saut de génération pèse d’autant plus lourd », souligne-t-il. Beaucoup plus qu’ailleurs en Europe. L’Espagne, par exemple, exonère jusqu’à 95 % de la valeur de la succession ou de la donation quand l’Italie, le Luxembourg ou la Wallonie exonèrent tout bonnement totalement de droits de transmission.
« L’empilement des contraintes administratives submerge parfois les chefs d’entreprise qui n’ont pas forcément le temps de se poser la question du temps long, alors qu’il est absolument essentiel d’anticiper le passage de témoin », poursuit Paul Bougnoux.
« Pour réussir une transmission, il faut près d’une dizaine d’années », renchérit Philippe Mutricy, directeur des études de Bpifrance. Or Bpifrance Le Lab évalue à un tiers la part des dirigeants de plus de 70 ans qui n’ont rien fait pour préparer la transmission de leur société. Une proportion qui monte à 47 % pour les patrons d’entreprise familiale de plus de 60 ans.
« Ne rien préparer est risqué, notamment parce que le seuil de défiscalisation se fait par paliers, et qu’une transmission anticipée coûte beaucoup moins cher », explique Philippe Mutricy. Une problématique à laquelle s’ajoutent d’autres obstacles, car une transmission – notamment familiale – implique de penser transmission du patrimoine, certes, mais également travail sur la gouvernance et le management. Autant de choses à préparer qui demandent de l’anticipation et un accompagnement. Plus encore si l’on tient compte du fait que « la transmission n’est pas qu’un simple acte juridico-légal, comme le rappelle Philippe Mutricy, de Bpifrance. La première difficulté qui se présente, c’est la psychologie : c’est très difficile pour un chef d’entreprise – surtout s’il en est le fondateur – de passer la main. »
Autant d’inquiétudes sur le front de la transmission qui ne cessent de grandir. Car à l’heure où l’idée de taxer le patrimoine plus que les flux d’argent fait son chemin, dans la lignée des travaux de l’économiste Thomas Piketty, le pacte Dutreil pourrait être remis en cause. Sanctuarisé par la droite mais aussi par la gauche, François Hollande s’étant refusé à y toucher, le dispositif a fait l’objet d’un amendement au projet de loi de finances pour 2024 déposé par le député Renaissance Daniel Labaronne. Adopté en commission, il prévoyait la suppression du pacte Dutreil à horizon 2026. Une manière pour l’élu d’Indre-et-Loire d’assainir des finances publiques à la peine. Finalement sauvé par le gouvernement, le pacte Dutreil n’est néanmoins plus en odeur de sainteté, même au sein d’une majorité pourtant considérée comme pro-entreprises. Un mouvement qui inquiète Renaud Dutreil, pour qui il est essentiel pour les entreprises d’évoluer dans un environnement normatif et législatif fait « de stabilité et de visibilité ».